Notre série IA se poursuit pour mieux comprendre les enjeux réels de l’intelligence artificielle dans le monde de l’entreprise. Cette fois, c’est Amélie Cordier, fondatrice et dirigeante de Graine d’IA, qui nous partage sa vision.
Amélie Cordier travaille sur et avec l’IA depuis de nombreuses années. Docteure en intelligence artificielle, ancienne Maîtresse de Conférences, passée par la recherche académique et l’industrie, elle consacre aujourd’hui toute son énergie à l’acculturation et la formation à l’IA, observant à quel point “le fossé entre la recherche et l’entreprise était large et profond.”
Son mot d’ordre : discernement. Une notion qu’elle oppose frontalement à la hype actuelle. "Aujourd’hui, on nous rebat les oreilles avec les incroyables performances de l’IA générative et les “prompts ultimes” qui vont soi-disant vous faire gagner 4 heures par jour… Mais qu’en est-il vraiment derrière la science de LinkedIn ?"
Découvrons ensemble quels sont les tenants et les aboutissants de l’IA pour une démarche responsable par les entreprises.

■ Une démarche responsable de l’IA, c’est quoi ?
Amélie Cordier propose une analogie très parlante pour expliquer ce qu’est une démarche responsable de l’IA : la conduite automobile. Avoir une démarche responsable de l'IA, c'est un peu comme passer le permis de conduire : c'est à la fois apprendre à s'en servir, mais aussi en comprendre les limites et les risques.
Cette connaissance de base ne remplace pas l'expérience, mais évite de faire n'importe quoi, tout simplement parce que l'on a pris conscience des conséquences.
La comparaison se poursuit :
- Choisir le bon outil pour résoudre le bon problème, c’est-à-dire ne pas emmener ses enfants à l’école en Formule 1,
- Modérer ses usages. Comprendre, même superficiellement, comment cela marche,
- Être conscient des risques.
Bref, une démarche responsable suppose d’accepter de s’informer suffisamment pour avoir les bonnes clés de décision pour choisir les outils, et assumer d’utiliser ces outils en conscience de leur impact environnemental, sociétal, énergétique et économique.
Cette prise de recul est pour elle un pré-requis incontournable pour les entreprises, à l’heure où beaucoup découvrent les enjeux de l’IA, parfois dans la précipitation.
■ L’IA doit rester un outil, pas une fin en soi
Mettre en place de l’IA dans son entreprise : un défi
Le premier point sur lequel Amélie Cordier attire notre attention concerne l’illusion d’intelligence véhiculée par les technologies récentes, notamment génératives.
Selon elle, le véritable défi des entreprises réside dans leur capacité à :
- Identifier les bons cas d'usage : "L'IA sait bien calculer, optimiser, prendre des décisions rationnelles."
- Choisir les bons outils
- Maîtriser leur mise en oeuvre
- Former et embarquer les personnes impliquées dans les processus impactés par l'IA.
- Surveiller les retours sur investissement : "Elle peut aider à réduire les coûts, la facture énergétique, la production de déchets, augmenter la qualité, étendre la connaissance…"
Mais elle pointe aussi le contraste fort entre ces bénéfices potentiels et les usages actuels : "Malheureusement, on traverse une telle phase de “hype” que la plupart des usages de l’IA dont on parle sont des usages récréatifs, parfois professionnels, pour lesquels on utilise des outils dont l’impact environnemental et énergétique est démesuré par rapport aux bénéfices effectivement obtenus. Dans notre contexte économique, social et environnemental actuel, un peu de bon sens serait le bienvenu."
Rester conscient des limites de l’IA
Amélie insiste sur la principale limite actuelle de l’IA : notre tendance à lui prêter des capacités humaines. "Aujourd’hui, les modèles d’IA génératives ne SONT PAS intelligents, ils donnent l’illusion de l’être. Cette illusion peut rendre de nombreux services, faire gagner du temps, mais cela s’arrête là."
Elle déplore une forme d'esbroufe autour de l’IA générative qui fait apparaître l’IA aux yeux de beaucoup comme plus performante qu’elle ne l’est en effet. Elle souligne même une nécessité à être vigilant à l’anthropomorphisation de l’IA et de tous les biais, risques et dérives qu’elle engendre : "L’illusion d’intelligence est dangereuse, surtout lorsqu’on se laisse berner sans plus en voir les limites. D’autres formes d’IA ont de très solides capacités de raisonnement. Ce sont, par exemple, la vision par ordinateur ou l'IA délimite les zones impliquées dans une prise de décision (un défaut sur une pièce), l'optimisation combinatoire qui permet de calculer la solution la plus efficace au regard d'une valeur à optimiser, les systèmes d'aide à la décision qui sont capables de donner une trace de leur raisonnement, etc. Mais comme ces IA ne s’expriment pas en langage naturel, elles ne donnent pas cette illusion d’intelligence. Bref, le compromis est difficile à trouver.“
Néanmoins, elle admet aussi que les vraies limites sont humaines : ce sont nos usages, nos choix, notre capacité (ou non) à faire preuve de responsabilité qui déterminent la valeur ou créent les dérives de ces technologies.
■ Les enjeux des entreprises face à leur transition
Une prise de conscience des dirigeants
Lorsqu’on l’interroge sur l’évolution du rapport des dirigeants à l’IA ces deux dernières années, elle observe un véritable tournant, en racontant qu’en deux ans, les dirigeants sont passés de l’incompréhension à une prise de conscience. “Il faut qu’on s’empare du sujet”, disent-ils.
La plupart des dirigeants commencent à s’informer, à se forger des opinions “plus ou moins justes, à définir des stratégies. D’autres, en revanche, avancent encore dans le flou. Amélie témoigne de ce qu’elle observe sur le terrain : “Si l’on exclut les dirigeants d’entreprises directement concernés et qui ont déjà une belle stratégie en place, on constate que les autres ont conscience qu’il se passe quelque chose avec l’IA. C’est une petite révolution qu’ils ne comprennent pas bien, mais avec laquelle ils doivent composer pour ne pas se laisser déborder, un peu comme avec l’arrivée du web, mais en plus “omnicanal”. Ils cherchent donc à s’entourer, à mettre en place des “règles” et, dans le meilleur des cas, à innover.”
Elle ajoute que certains retours les ramènent parfois à la réalité. Que l’on commence à voir les premières déceptions chez ceux qui ont investi dans des systèmes qui leur promettaient la lune, et qui ne rencontrent pas leur public.
Ce décalage entre la vision qu’ont certains dirigeants de TPE/PME et la réalité du terrain n’aide pas à prendre des décisions raisonnées et ni sa mise en place. Les préoccupations sociétales et environnementales ? Elles sont présentes, mais "à la marge… parce que bon, “il faut bien vivre” ".
Elle note cependant que “depuis janvier, on observe un regain d’intérêt significatif pour la question de la gouvernance et de la souveraineté des données et des modèles.”
Les enjeux et challenges actuels et à venir
L’IA doit permettre aux entreprises de survivre dans leur marché, à la fois par rapport à de nouveaux acteurs, pure players IA, ou par rapport à ceux qui auront su s’adapter. “- Savoir choisir les bons outils, bien dimensionnés, et réussir leur “transition” avec les collaborateurs.
- Savoir embarquer tout le monde, prendre des décisions alignées avec les valeurs de l’entreprise, tout en restant compétitif.
- Savoir aussi identifier les “menaces” qui viennent de l’extérieur en se posant en particulier la question : qui vont-être mes nouveaux concurrents, ceux qui n’étaient pas dans le paysage jusqu’à aujourd’hui, mais qui vont pouvoir émerger très vite car ils se seront approprié l’IA ?”
Des enjeux techniques autour du développement de l’IA
“Faire des modèles plus efficients, sécuriser de la donnée fraîche, travailler sur l’efficience des architectures matérielles, aller vers l’orchestration de services d’IA (petits mais costauds ensemble…).” Voilà ce que vont être, d’après Amélie, les enjeux de ces prochaines années.
Et si on lui demande un usage spécifique à imaginer, Amélie Cordier préfère envisager plusieurs outils qui permettraient d’adopter une démarche responsable envers l’IA. Des outils qui donneraient aux utilisateurs des indicateurs fiables de qualité des résultats et d’informations sur l’impact environnemental pour répondre facilement à la question “ai-je vraiment besoin d’augmenter la température de la planète pour répondre à cette question ?”. Grâce à son expérience terrain, Amélie reste réaliste et ne se laisse pas bluffer par les récentes innovations. Elle reste néanmoins impressionnée par certaines évolutions matérielles, notamment en termes de consommation énergétique.
Mais les enjeux plus larges sont, selon elle, tout aussi cruciaux : gouvernance, souveraineté, cybersécurité / cyber-menace, les enjeux sociétaux dont la désinformation, l’impact sur le monde du travail et sur l’éducation, esprit critique… "Il faudrait des heures pour en parler."
Pour conclure, Amélie Cordier résume en un mot ce que devrait être notre rapport à l’intelligence artificielle : discernement. Un mot simple, mais qui suppose un effort constant d’apprentissage, de recul, et de responsabilité.



